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de Ramdane HAKEM

S'intéresse au devenir de l'Algérie dans la mondialisation

Désarroi de l'esprit collectif

Publié le 11 Janvier 2012 par Algérie en Questions in Algérie en projet

Un drame sans nom

Où va conduire les Algériens cet engrenage infernal qui écrabouille leur société et les projette dans un avenir des plus incertains?

« L'agression islamo-terroriste…a fait au bas mot, depuis fin 1991, 80 000 morts, invalides et orphelins, en plus des centaines d'écoles, d'usines et de structures municipales de service public saccagées. »[i] 
Données officieusement par l'armée, les estimations du nombre de personnes tuées entre 1992 et 1997 atteignent un total de plus de 44 000 victimes
[ii]:

Année

1992

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

Victimes

2000

8000

15000

7000

5000

4000

     

1100

C'est par centaines de milliers, peut-être par millions qu'il faudra compter le nombre de personnes contraintes de quitter leur maison, leur travail, et souvent leur famille pour s'en aller quêter, dans un ailleurs parfois fort lointain, le droit à la vie. L'existence de près de trente millions d’habitants est bouleversée par l'insécurité, les assassinats, les incendies criminels et les destructions de l'outil de production (usines, commerces, moyens de transport, forêts...).

Là n'est cependant que la face  apparente du drame.

D'autres ravages naissent quotidiennement d'une violence moins visible. La forme de libéralisation économique choisie est en train de tarir la seule source de revenu dont disposaient des centaines de milliers de familles[iii]. La croissance démographique, la déliquescence du système d'éducation, la crise du secteur productif...  livrent des générations entières de jeunes à la rue, sans espoir de jamais trouver un emploi pour tout simplement pouvoir vivre. Dans ces populations livrées à la précarité et à l'exclusion, la conscience nationale faiblit ; elle cède le terrain à des unions alternatives d'essences communautaires ou laisse place au désarroi qu'engendre la perte des repères.

Faillite d'une dictature nationale populiste

Ceux qui s'interrogent sur l'avenir du pays ne peuvent qu'être interloqués par les réponses qu'ils entendent auprès des responsables chargés de construire une issue à une situation désespérante. Les plus perspicaces de nos décideurs reconnaissent qu'ils ne comprennent pas grand-chose au processus historique dont ils sont pourtant des acteurs privilégiés :  « Dans quelque milieu où l'on peut se situer, à quelque société à laquelle nous appartenons et à quelque catégorie que nous ayons affaire, nous sommes perdus devant la situation que nous vivons. Personne ne la prévoyait et personne ne la comprend. »[iv][iv]

D'autres dirigeants nient la gravité du phénomène. Pour le président Zéroual les élections législatives du 5 juin 1997 furent une « réponse sans appel à tous ceux qui sèment le doute dans l'esprit des gens quant à la capacité intrinsèque des Algériens et Algériennes à dépasser seuls une crise, somme toute passagère, une crise familière à bien des nations avant que ne commence à en souffrir l'Algérie. »[v]

Une telle sous-estimation de la profondeur du drame chez le premier personnage du pays - qui a évoqué par ailleurs un complot fomenté de l'étranger ! - a de quoi couper le souffle ; elle est malheureusement partagée par la quasi-totalité de la classe politique prise dans l'infernal tourbillon de la course au pouvoir. L'opinion publique, parce que non avertie des fondements structurels de la crise, en est réduite à ballotter, au gré de la conjoncture terroriste - de la réduction ou augmentation du nombre des assassinats - entre un pessimisme extrême  qui confine au fatalisme et un optimisme débordant, tout aussi déresponsabilisateur.

La non-reconnaissance de l'ampleur de la crise est probablement l'indice le plus révélateur de sa gravité car les humains, lorsqu'ils se posent les bonnes questions, finissent toujours par leur trouver des réponses correctes. Quand ils ne se posent même pas leur problème, c'est que la solution n'est vraiment pas encore envisageable.

Peut-être que les déclarations du président ne sont que  « de la politique »   - un mensonge qui se justifie ! -, une communication destinée à rassurer la population pour laquelle il a été institué patriarche, bon père de famille. Les contre-vérités déclamées à longueur de discours officiels ne peuvent pourtant empêcher de voir le sens exact de l'action qui est menée par le gouvernement. En remettant aux techniciens du F.M.I. et de la B.I.R.D. le soin de nous dicter les nouvelles règles de fonctionnement économique, les plus hautes autorités du pays ne font pas que reconnaître leur faillite et la nôtre ; elles mettent en œuvre une thérapie dont le résultat sera probablement plus de larmes et de désespérance. En associant l'intégrisme islamique à la gestion de l'exclusion généralisée des populations, ces autorités consolident leurs assises tout en fragilisant l'idée même d'Algérie.

Une intelligentsia absente

Utiliser l'arme de l'intelligence pour penser les difficultés et leur trouver des réponses pertinentes est la fonction des intellectuels dans les sociétés contemporaines. L'esprit humain peut réduire la complexité, construire des solutions fondées sur une connaissance réelle de la structure des problèmes, permettre de les surmonter. En Algérie, il  y a une « absence ahurissante d’analyses importantes sur l’état du pays.»[vi] 

La quantité dérisoire et la qualité discutable des écrits sur la crise nous interpellent avec d'autant plus de force que l'enjeu est de s'appuyer sur la puissance de la raison pour réduire, puisqu'on n'a pu l'empêcher, le déferlement de violence.

De plus en plus souvent, nous,  intellectuels algériens, ne parlons plus que pour nous plaindre des conditions difficiles qui nous sont faites et des persécutions dont nous sommes les victimes. En assassinant les Boukhobza, Liabes, Fardeheb, Belkhenchir et autre Boucebsi, le terrorisme islamiste semble avoir tétanisé les esprits. Quelques rares travailleurs du cerveau, quelques journaux maintiennent malgré tout la flamme vacillante de la raison. Le reste est papotage cacophonique.

Où sont ces livres, ces revues, ses empoignades passionnées, ces arguments et contre-arguments... capables d'accoucher d'une intelligence correcte de la malédiction qui nous frappe ? Où sont les justificatifs des jugements, des sentences, des exécutions prononcées à longueur de discours par nous, Algériens, lorsqu'il est question de la chose publique?  Comment peut-on un seul instant imaginer pouvoir trouver et mettre en œuvre une solution sans que cette solution puisse se justifier ?

Mais  la pensée semble se paralyser à mesure que s'approfondit la crise. La société bégaie, ses idées s'embrouillent, il n'y a plus de sens commun pour départager les points de vue ; chacun se referme sur ses propres certitudes,  la communication n'est plus possible autrement que sous forme de violence. L'esprit abdique ses droits ; place à la barbarie.

Solution islamiste et abdication de la raison

Oublierez-vous El hel el islami, la solution islamique ? nous objecterait monsieur Nahnah[vii][vii]. La pensée intégriste n'est-elle pas en train d'inonder la société de ses mots salutaires ?

L'intégrisme islamique est justement l'idéologie de cet échec de la raison. Pour ce courant politique la crise participe de notre éloignement de Dieu et des normes codifiées dans le Coran et la tradition du Prophète. L'issue ne peut se concevoir en dehors du retour à ces préceptes salvateurs. En posant le rapport à Dieu comme source des maux du monde, les islamistes situent hors de la réalité  - dans la métaphysique - les principes explicatifs de la crise. Ils s'interdisent et interdisent au reste de la société de rechercher ailleurs que dans le rapport à Dieu les causes des difficultés qui nous assaillent. Lorsque cette recherche met en cause l'idée qu'ils se font de la religion - comme c'est le cas à propos des problèmes démographiques, du statut de la femme, de la langue arabe classique - ils la condamnent comme hérésie.

Les solutions qu'ils préconisent ne sont alors pas discutables par la raison, cette dernière ne pouvant s'exercer que sur les rapports qu'elle peut vérifier. Leurs propositions pour remodeler les règles sociales ne peuvent qu'être arbitraires car fondées sur le refus de prendre conscience des fondements objectifs de la crise. Elles s’articulent en un projet qui justifie la non-résolution, en ce monde, des problèmes des gens et le renvoi de tout espoir de bonheur dans l'au-delà. La fonction de l’intégrisme islamiste est de transformer l'état actuel de désarroi (ou un état pire encore) en une condition normale, de faire accepter la situation désespérante comme norme sociale par le « retour à Dieu » sous des formes volontaires ou forcées.

Devant la montée des tensions sociales, les élites parasitaires  cherchent à faire de cette « solution » une alternative au projet nationaliste qui sert encore de couverture à leur domination. Une partie non négligeable des exclus du système est tentée par un ordre qui ferait de sa propre condition le lot du plus grand nombre. Nos structures mentales, façonnées par les archaïsmes de  la  culture arabo-islamique, ont tendance à préférer ce type d'issue à l'alternative démocratique, plus réelle mais autrement plus responsabilisatrice. Cette dernière demande de si profondes mutations dans les rapports qui influencent directement ou indirectement notre capacité à produire les biens et les services que certains genoux fléchissent devant l'énormité de la tâche.

Un projet républicain sans contenu

Le projet républicain en Algérie est né de la rencontre entre la culture politique moderne, occidentale, et la contestation qui exprimait les frustrations des populations sous la colonisation. Il est adopté comme finalité de la lutte de libération nationale par le Congrès de la Soumam (20 août 1956 ) qui apprécia de la manière suivante le soulèvement armé pour l’indépendance : « C’est une marche en avant dans le sens historique de l’humanité et non un retour vers le féodalisme. C’est la lutte pour la renaissance d’un Etat algérien sous la forme d’une République démocratique et sociale et non la restauration d’une monarchie ou d’une théocratie révolues. »[viii]

Après 1962, trente ans durant, le projet républicain a été déformé, tronqué, amputé de dimensions indispensables à la cohésion sociale durable dans le monde d'aujourd'hui. Dès les années 1970-80 cependant, les mouvements ouvrier, berbère, des étudiants, de femmes... soulevaient des questions qui ne pouvaient être dépassées sans de profondes transformations institutionnelles.  La faillite du régime du parti unique redonne aujourd'hui à l’idée démocratique, débarrassée des scories introduites par le populisme, toute son actualité. Son pari est de construire un ordre social d'où sera bannie toute forme d'exclusion, qu'elle soit d'origine ethnique ou religieuse, sexuelle, politique ou économique.

Une telle aspiration est partagée par de larges fractions de la population et de l'intelligentsia. Elle est exprimée avec le plus d'esprit de suite par les formations politiques dites du camp démocratique. Peu d'efforts semblent pourtant avoir été faits en vue de lui donner un contenu qui articulerait des propositions de changements institutionnels aux drames nés de l'exclusion sociale, culturelle, sexuelle et politique des populations. Une telle maturation se heurte aux interdits et tabous qui continuent de régir le fonctionnement de la société, à la confusion idéologique qu'entretiennent les intérêts parasitaires; elle se heurte également aux hésitations des démocrates eux-mêmes devant les remises en question que leur projet suscite. Elle se heurte enfin au gouffre séparant les exigences que nous impose la mondialisation et la qualité des rapports économiques, politiques, culturels qui nous définissent comme société. Un travail de clarification attend l'ensemble des femmes et des hommes que préoccupe l'avenir républicain de l'Algérie.


[i]Mustapha Lacheraf; Réflexions culturelles et politiques sur la société algérienne d'aujourd'hui; EL WATAN 2-06-1998.

[ii]Revue « Politique Internationale » N°79, Printemps 1998.

[iii]La presse algérienne évalue à 200 000 le nombre de salariés, de responsables de familles "dégraissés" par la restructuration actuellement en cours.

[iv]Général Yahia Rahal, in El Watan 10 06 1997.

[v]Compte rendu d'intervention du Président en Conseil des Ministres. In El Watan du 31 03 1997.

[vi]Djemoudi Djoudi. In El Watan du 19 7 1998.

[vii]Chef du Mouvement de la Société de la Paix (M.S.P), un des Partis Islamistes légaux.

[viii]Déclaration du Congrès de la Soumam, le 20 août 1956.

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